L’achat (I)

Je suis enchanté par mon achat de cette semaine. Il transforme notre quotidien, profite à notre santé et nous donne, pour ainsi dire, le sentiment de vivre à nouveau dans un pays civilisé. Ou peu s’en faut.

C’est une carafe filtrante.

Elle métamorphose, tenez-vous bien, l’eau en eau.

J’aime ce sentiment de pleinement appartenir à une époque de très très haute technologie.

Il ne s’agit pas d’un achat d’impulsion, comme ma nature matérialiste me pousse parfois à en commettre – car l’on commet des achats comme d’autres commettent des erreurs ou des crimes, tel est le paradigme occidental contemporain qui gouverne notre vie en société. Mais je ne vais pas vous ennuyer avec cela aujourd’hui.

Aujourd’hui, je vais vous ennuyer avec ma carafe filtrante. Foin d’impulsion, disais-je, mais les recommandations répétées de mes collègues qui, plusieurs fois par jour, comme les femmes des villages autrefois se rendaient au puits, marchent jusqu’à la kitchenette de l’étage, s’alignent en une file d’attente courte et remplissent leur carafe filtrante au robinet d’eau courante tout en devisant sur l’avancement des affaires du monde et la disparition de Michaël Jackson.

Jusqu’alors, j’appartenais davantage à la scolastique des bergers ancestraux. C’est sans doute ce qui fait de moi un aussi bon manager. Je porte une attention non dénuée d’affection à mes équipes, dont je coordonne les mouvements au sein de nos pâturages opérationnels et dont je m’assure qu’elles ne manquent de rien pour mener à bien leurs tâches, sans jamais faire preuve de trop d’initiative, sans quoi il y a toujours une brebis pour se croire plus maligne que les autres et s’égarer dans le ravin tout proche, s‘y péter les deux antérieures puis bêler pendant des plombes jusqu’à tant qu’un charognard vienne enfin la bouffer. Je pourrai abréger ses souffrances en lui collant un pruneau de douze entre les deux yeux, mais j’appartiens à la scolastique manageriale d’obédience aristotélicienne : si la Raison n’a pas suffit, laisse crever la brebis.

Comme tout berger cévenol, je suis avide d’espace et je supporte mal de rester enfermé des heures durant entre les murs. Et aussi, je siffle les filles en jupe lorsqu’elle passe devant mon bureau, je reluque leurs nichons s’ils sont un tant soit peu à découvert, je me retourne pour aviser leur cul. Je suis, comme tout berger cévenol, un parfait gentleman-sheeper.

Paloma et Ilse s'amusent au bureau avec de l'eau filtrée.
Paloma et Ilse s’amusent au bureau avec de l’eau filtrée.

Jusqu’à cette semaine, lorsque l’appel des grands espaces se faisait trop fort, je me rendais à l’extérieur des bureaux que nous occupons, je traversais la rue et gagnais le magasin du marchand de journaux, de tabac et d’espoir pour y acheter une bouteille d’eau minérale accompagnée d’un Mars ou de M&Ms et d’un sachet de Fishermen Friends. Je profitais, en général, de cette excursion pour fumer un clope, de préférence dans l’une des ruelles perpendiculaires afin que nul ne me vît. J’ai officiellement cessé de fumer il y a deux ans de cela. J’ai repris de manière clandestine pendant un semestre et j’ai de nouveau, clandestinement, arrêté. Il est plus facile de fumer en cachette que d’arrêter en cachette. Comme personne n’est censé savoir que vous fumez, puisque vous avez arrêté aux yeux du monde – et encaissé les encouragements et félicitations de rigueur en temps dû – personne ne peut vous soutenir, ni comprendre vos sautes d’humeur, ni adoucir vos crises de manque. Mon conseil aux repentis fumeurs : quand vous reprendrez la cigarette, faite-le de manière officielle. Ce sera beaucoup plus facile d’arrêter à nouveau. Le fait d’avoir (officiellement) cessé de fumer m’avait coupé des oasis de convivialité que sont les pauses cigarettes à la vie de bureau. La nature ayant horreur du vide, et le nombre de fumeurs diminuant chaque mois, sans que l’on sache exactement au crédit de quelle virulence porter cette réduction, entre celle de la propagande de santé publique ou celle de la propagation des cancers, le remplissage des carafes filtrantes s’inscrit désormais comme nouveau bref moment de convivialité indispensable, pendant lequel il est possible de dire du mal des collègues absents, des chefs et de Paloma, elle est quand même bien bête, celle-là. La pause remplissage, cumulée avec les pauses cafés dont elle partage certains rituels, comme la nécessité de se rendre jusqu’à la kitchenette, de se ranger dans la file devant la machine expresso, de manipuler un artefact moderne requérant de l’eau pour remplir son office (en l’occurrence des contenants) permet de tenir le rythme de feu les pauses cigarettes, à savoir au moins une fois par paire d’heure.Si l’on boit trop vite l’eau de la carafe filtrante, la fréquence des pauses-pipi augmente, ce qui n’est pas sans incidence sur le temps d’inactivité total quotidien. A force de pauses, l’orchestre ne joue plus et, même dans un environnement professionnel aussi rétif aux notions de productivité que le nôtre, cela finit par se voir. L’achat de ma carafe filtrante me permet de m’intégrer à nouveaux dans les rituels de la peuplade de mon travail et de reprendre ma place comme membre à part entière de la tribu du deuxième étage. 

A condition, bien sûr, que je l’apporte au bureau. Je l’ai achetée pour la maison. 

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