De l’Internet, du talent et de l’intelligence.
Je n’arrive pas à savoir si les sites de communauté éditoriale comme Ladies Room sont plutôt une bonne chose ou non.
Pas pour moi, j’entends. Je fuis ces sites autant que mon métier le permet, c’est à dire que je dois me résoudre à en visiter un de temps en temps pour prendre le pouls des évolutions éditoriales Internet. Est-ce que le cadavre est toujours aussi pourri, est-ce qu’on l’a un peu arrangé ?
Pas pour les utilisateurs, contributeurs comme lecteurs, non plus. S’ils sont contents d’être publiés comme de lire ce qui est publié sur ces sites de communauté éditoriale, grand bien leur fasse. Vraiment.
Je pense aux éditeurs, plutôt.
Est-ce que l’existence de ces sites réduit le nombre de manuscrits envoyés aux maisons d’édition ? Est-ce que la publication de billets en ligne constitue un exutoire suffisant pour leurs auteurs ? Ou est-ce que les réactions exprimées à l’endroit de leurs écrits, que ce soit sous la forme quantitative du nombre de pages vues ou sous celle des commentaires exprimés – car sur les sites de communauté éditoriale, on ne cesse jamais d’écrire. On publie, on commente, on découpe en série, on poursuit une idée.
Est-ce que les blogs ont réduits le nombre de manuscrits envoyés ? Je connais quelques exemples de blogs dont les auteurs ont, par la suite, publié un ouvrage. Dans les cas qui me viennent à l’esprit, l’éditeur a contacté l’auteur après lecture de son blog. Je n’ai pas trouvé de chiffres permettant d’évaluer le taux de publication des auteurs de blogs ayant envoyé leur manuscrit par cette bonne vieille poste.
Il y a évidemment les blogs des auteurs, ceux qui, plus ou moins après avoir été publié ont ouvert un blog pour se rapprocher de leurs lecteurs, une idée que je juge curieuse mais je ne suis pas expert en la matière des relations avec les lecteurs. C’est comme pour les enfants, il semble qu’il faille d’abord en avoir pour juger la conduite des autres.
Je suis un grand partisan des blogs. Je ne cesse de m’étonner des capacités créatives que permettent les nouvelles technologies. Je trouve absolument formidable que tout le monde, absolument tout le monde, puisse décider d’investir ses ressources dans la mise en ligne et l’entretien d’un blog que, dans la plupart des cas, personne ne lira – mais qui reste disponible à l’attention de qui veut bien le trouver.
Ce blog est l’illustration parfaite de la variable “que personne ne lira”.
Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si le nombre de manuscrits adressés aux maisons d’édition est en baisse, histoire que les miens gagnent en visibilité. Est-ce que le nombre de mes concurrents, dans la course à l’édition du premier roman, baisse de manière significative ?
Dans le même ordre d’idées, les sites communautaires de photographies, comme Flickr, menacent-ils d’extinction les soirées diapositives, les piles de photographies de vacances passant de mains en mains à la terrasse des bistrots ou dans les salles de pause ?
Au fond, peut-on attendre de l’Internet que sa fonction de réservoir infini de médiocrité épargne notre vie quotidienne des situations sociales embarrassante telle que devoir louer un manuscrit inepte rédigé par un proche, encenser les mauvais clichés pris par un collègue ou se coltiner les vidéos de l’accouchement de sa belle-soeur ? Est-ce que les concours photographiques amateurs sont désengorgés des soumissions susceptibles de rendre aveugle les jurys les mieux disposés ?
Bien évidemment, le rôle de dépotoirs de talent est loin d’être la seule finalité de l’Internet. C’est aussi une inépuisable source de pornographie, d’information en temps réel, de discussions légères et intelligentes, et tutti quanti.
La question de savoir si Internet nous rend plus intelligent ou plus idiot, la réponse implicite semblant être la seconde proposition dans l’esprit de beaucoup, est débattue dans toutes ses dimensions sur la toile. Par exemple ici :
L’un des arguments est : les nouvelles technologies ne changent rien au talent et le public reste le meilleur juge de la qualité produite in fine. Guillaume Musso vient juste d’avoir un orgasme à la lecture de cette phrase. Bien évidemment, la suprématie du bon sens dans sa capacité de juge es qualité est immédiatement attaqué, notamment sur le mode “où était le bon sens commun entre 1939-45 ?”.
Le bon sens est un alibi commode, jusque dans les situations professionnelles. Paloma, utilise donc un peu ta tête, ma fille. Pour autant, je rechigne à l’associer au bon goût. Quant à la majorité, elle ne m’intéresse que par son nombre. Si la majorité des gens achetait mon livre, alors je pourrais quitter mon travail et entamer une fructueuse carrière de cultivateur de paradoxe sous les latitudes tropicales.
Résumons :
L’Internet ne rend pas forcément stupide parce que le bon sens commun de ses utilisateurs permet de distinguer le bon grain de l’ivraie ;
sans toutefois obérer d’une fonction exutoire autorisant tout un chacun à mettre en ligne le meilleur de sa production personnelle ;
consumant peut-être ainsi une part de l’énergie autrement employée à abreuver le cercle des intimes ou les canaux plus institutionnels de ces mêmes travaux, opinions, pensées… ;
et remplissant en définitive une fonction d’épuration de situations sociables désagréables bénéficiant à tout un chacun.
Et je me demande ce qu’attend le Collège de France pour me proposer une chaire.
Je n’arrive pas à savoir si les sites de communauté éditoriale comme Ladies Room sont plutôt une bonne chose ou non.